J’ai toujours eu une prédilection pour les romans qui mêlent Histoire et fiction.
Pour moi, un roman réussi, c’est un roman où le lecteur s’interroge sur la part de réel et d’imaginaire dans l’histoire qu’il vient de lire. Le personnage principal a-t-il vraiment existé ? Cette fiction s’inspire-t-elle d’un fait réel ou bien est-ce le pur produit de l’imagination souvent tourmentée de l’auteur ? Si le lecteur s’interroge au point parfois de vouloir croire à tout prix que le roman n’en est pas vraiment un, c’est que le livre a bien fait son travail : le lecteur y a cru, il s’est identifié et il est devenu un personnage à part entière du livre. Tel est pris qui croyait prendre…
En écrivant les Crèvecoeur, je me suis inspirée de beaucoup de lieux ayant existé, mais aussi d’épisodes réels de l’Histoire de France. J’ai choisi ces événements parce qu’ils avaient une résonance particulière dans le roman et ils ont souvent nourri le personnage de Germain, au point parfois de bouleverser le cours de son existence, et donc le cours de la fiction elle-même.
C’est le cas de la Tapisserie de Bayeux. Il m’était impossible de construire une histoire se déroulant dans cette ville normande sans évoquer cette toile médiévale légendaire relatant la conquête de l’Angleterre en 1066. Plusieurs éléments me fascinaient. D’abord son origine un peu nébuleuse: on l’a longtemps attribuée à la Reine Mathilde, épouse de Guillaume le Conquérant dont on nous raconte justement les aventures. Ce que l’on sait, c’est que ce sont certainement des femmes qui ont brodé le récit sans pour autant qu’elles soient identifiées à aucun moment. Il faut chanter la gloire et le triomphe des hommes, certainement pas celui des femmes.
Et de là vient l’autre mystère de la toile. Alors que celle-ci raconte les péripéties de 636 personnages (et plus de 500 animaux), on ne voit apparaître que 3 femmes sur la toile. L’une s’appelle Édith, l’autre Aelfgyva (celle que l’on voit entourée de deux têtes de dragon) et la troisième n’est même pas nommée…Qui sont-elles ? Les hypothèses se multiplient, mais aucune n’est retenue. Une chose est sûre: elles sont suffisamment importantes dans l’histoire de la conquête pour être brodées et passer à la postérité. Le mystère de ces femmes et de leur rôle réel dans la victoire de Guillaume était fascinant pour moi et j’ai décidé de mêler ces trois destins à celui de d’Édith Crèvecoeur, au point que celle-ci trouvera du réconfort dans leur amitié imaginaire.
Car la Tapisserie de Bayeux est un personnage à part entière dans la vie des Crèvecoeur. Leur destin semble toujours se mêler à celui de la toile, de la naissance de Germain en passant par les tourments amoureux d’Édith. Et si Germain rêve d’être le héros des femmes, c’est aussi parce que les aventures de Guillaume le Conquérant, tissées par les doigts délicats des brodeuses, a bercé les dimanches de son enfance. La Tapisserie, c’est un peu l’Histoire dans l’histoire, une piste de lecture du roman lui-même et du coeur de certain des personnages.
La Tapisserie de Bayeux est un chef d’oeuvre artistique à redécouvrir parce qu’elle témoigne, de façon unique, de la vie telle qu’elle était au Moyen-Âge. Mais pour moi, au delà des nombreux mystères qui la rendent si attirante, la Tapisserie est avant un miroir atemporel de ce qui fait de nous des hommes. Tout comme Germain Crèvecoeur, elle nous rappelle que nous sommes des êtres fragiles qui parfois succombent à leur rêve de toute-puissance.